Fortune Teller, Lady Marmalade, Southern Nights ; Fats Domino, Patti LaBelle, Elvis Costello et les Rolling Stones... Quelques-uns des grands succès et des grands noms qui demeureront à jamais attachés à la mémoire d'Allen Toussaint : légende du R&B et figure majeure de La Nouvelle-Orléans, intronisé successivement au Rock and Roll Hall of Fame (1998), au Louisiana Music Hall of Fame (2009) et au Blues Hall of Fame (2011), le musicien de génie s'est éteint dans la nuit du lundi 9 au mardi 10 novembre 2015 en Espagne, où il se trouvait dans le cadre d'une tournée européenne et alors qu'il venait de se produire à Madrid, au Teatro Lara. Victime d'une crise cardiaque à son hôtel, il a été déclaré mort avant d'arriver à l'hôpital, et laisse deux enfants, Clarence (alias Reginald) et Alison. Agé de 77 ans, la scène était comme une seconde carrière pour lui, qui était sorti de l'ombre après toute une vie à écrire, à arranger et à produire pour les autres lorsque l'ouragan Katrina avait dévasté son domicile et son studio en Louisiane, en 2005.
"Allen Toussaint incarnait l'un des sons quintessentiels de La Nouvelle-Orléans. Ses compositions et chansons mêlent sans heurt blues, jazz, ragtime, R&B et funk pour créer un amalgame unique qui fait immédiatement penser à La Nouvelle-Orléans. Il a commencé à apprendre à jouer du piano dans les années 1940 et, après avoir été influencé par le professeur Longhair, Toussaint a développé son propre style, unique", souligne la National Association of Music Merchants (NAMM), qui a réalisé en mars de cette année une interview de l'artiste aux allures de masterclass sur l'art du songwriting. "La musique nous oblige à rester humbles", souligne notamment dans cet entretien le regretté Toussaint, effectivement réputé pour sa modestie, sa discrétion et l'élégance de sa vision.
Né le 14 janvier 1938 dans une modeste maison aux pièces en enfilade des environs de La Nouvelle-Orléans, à Gert Town, Allen Toussaint a grandi avec la musique, et sa mère (Naomi Neville, dont il prit le nom comme pseudonyme) accueillait chez eux toutes sortes de musiciens qui jouaient avec lui. A 6 ans, il touche pour la première fois, avec méfiance, le clavier d'un piano : "Je ne savais pas si ça allait mordre ou pas, mais je dois dire que le son que j'ai entendu m'a beaucoup plu", racontera-t-il plus tard, en 2013. Sa soeur lui enseigne les rudiments du solfège, et, rapidement, il commence à se produire avec des groupes du coin. Il quitte le lycée pour se consacrer à la musique et, en 1958, crée ses premières chansons, sous le pseudonyme Tousan, dont Java, un succès d'Al Hirt. Se signalant à la faveur d'un remplacement et se rapprochant d'une formation locale, le Dew Drop Set, il signe ses premiers enregistrements pour RCA dans les années 1960 (avant de fonder quelques années plus tard son propre label et son propre studio d'enregistrement dans le quartier de Gentilly). Son service militaire, de 1963 à 1965, interrompt son ascension, mais ne la stoppe pas : à son retour, il fonde sa société de production, Sansu (qui comptera dans son catalogue Whipped Cream, le facétieux instrumental qui servit de générique pour... le Tournez manège américain !).
Cette décennie le voit entamer l'oeuvre de toute une vie, écrivant et produisant des morceaux pour des figures du R&B de La Nouvelle-Orléans - Ernie K-Doe (A Certain Girl, reprise par les Yardbirds), Irma Thomas (Ruler of My Heart, reprise plus tard par Otis Redding sous le titre Pain in My Heart, puis par les Rolling Stones, sur leur second album), Art et Aaron Neville, The Showmen, ou encore Lee Dorsey. L'un d'entre eux est très emblématique de la recette Allen Toussaint : Fortune Teller, une de ses premières créations (chantée à l'origine par Benny Spellman en 1961), a été repris par de nombreux groupes de rock en quelques années, dont The Rolling Stones (et jusqu'à Robert Plant et Alison Krauss en 2007 sur l'album Raising Sand). En apprenant le décès de son auteur, la bande à Mick Jagger a d'ailleurs adjoint un lien YouTube de Fortune Teller à son message de condoléances, avant de poster un second lien, vers leur interprétation de... Pain in My Heart.
"La plupart des chansons que j'ai écrites, si cela n'avait pas été pour tel ou tel artiste, ne l'auraient pas été", confiait-il en 1989. Qu'on ne s'y méprenne pas : l'homme ne manquait guère d'idées, écrivant en permanence. "La vie de tous les jours est une source d'inspiration, signalait-il ainsi en 2006. Il suffit d'être réceptif et de profiter des situations et des interactions entre les gens."
Quoi que "timide" veuille dire, ça correspond à une partie de moi
Dans les années 1970, Allen Toussaint prend un virage funk, collaborant avec The Meters et Dr John, et prête son talent à des artistes qui ne sont pas de La Nouvelle-Orléans, à l'instar de Robert Palmer, Willy DeVille, Frankie Miller ou encore le magnifique soulman (disparu lui aussi) Solomon Burke. Parallèlement, il se lance dans une carrière en son nom, avec les albums From a Whisper to a Scream et Southern Nights, tout en continuant à enchaîner les collaborations fructueuses : de ces années-là, on retiendra particulièrement l'album Nightbirds (1975) produit pour Patti LaBelle et son fameux Lady Marmalade (encore un morceau avec une fameuse postérité), et, la même année, l'album culte de Paul McCartney avec les Wings, Venus and Mars, sur lequel il accompagne le groupe pour Rock Show.
Les deux décennies qui suivirent, marquées par l'émergence et l'explosion du hip hop, confirmèrent l'intérêt et la force des productions d'Allen Toussaint, abondamment samplées.
En 2005, l'ouragan Katrina bouleverse la vie des habitants de La Nouvelle-Orléans, et Toussaint n'y échappe pas. Après s'être réfugié à Baton Rouge, il s'installe à New York et un tout nouveau chapitre de sa carrière s'ouvre alors, en pleine lumière après tout ce temps passé dans l'ombre des interprètes. Ce qui ne l'empêchera pas de retourner dans la capitale mondiale du jazz pour enregistrer en 2006 (première session majeure après le passage de Katrina) un album au titre choisi, The River in Reverse, avec le grand Elvis Costello. L'année suivante, c'est avec McCartney qu'il reprend I Want to Walk You Home de Fats Domino pour l'album hommage à cette figure historique du rock, Goin' Home: A Tribute to Fats Domino. Dénominateur commun : La Nouvelle-Orléans, of course.
Toussaint multiplie les passages télé, les concerts et les contributions (il signe notamment deux reprises de Fats Weller pour l'album Clapton d'Eric Clapton, en 2010), tout en publiant ses propres albums (The Bright Mississippi en 2009 et Songbook en 2013). "J'ai toujours été un peu réticent avec cette histoire de public. Quand j'y pense, j'imagine que quoi que "timide" veuille dire, ça correspond à une partie de moi", admettra a posteriori ce personnage aussi humble que classe. Parmi ses seules fantaisies : ses costumes colorés et ses plaques minéralogiques 100% musique ("PIANO" sur sa Rolls-Royce, "SONGS" sur sa Mercedes !).
Illustration anecdotique de cette nouvelle existence médiatique : on entendra en 2008 sa chanson Sweet Touch of Love en synchro pour une campagne pub phare des déodorants Axe récompensée par le prestigieux Lion d'or au Festival international de la publicité de Cannes !
Quinze ans après son intronisation au Rock and Roll Hall of Fame, reconnaissant notamment la manière dont il a "refusé de laisser mourir la tradition du R&B à l'ancienne de La Nouvelle-Orléans en suivant les évolutions rapides des mondes de la soul et du funk", Allen Toussaint recevait en 2013 la Médaille nationale des arts, consécration ultime, des mains de Barack Obama, admiratif. "Après que sa ville natale fut saccagée par Katrina et qu'il fut contraint d'évacuer les lieux, Allen a fait quelque chose d'encore plus important pour sa ville : il est revenu, avait loué le président des Etats-Unis lors de la cérémonie, à la Maison Blanche - où Toussaint s'est produit à plusieurs reprises. Et depuis, il a voué son talent de musicien à régénérer et à reconstruire une ville. Aujourd'hui, il monte sur scène partout dans le monde, avec toutes sortes de talents incroyables, mettant tout en oeuvre pour faire revivre l'esprit légendaire de Big Easy [surnom de La Nouvelle-Orléans, NDLR]."
Guillaume Joffroy
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