Cette fois, il a vraiment largué les amarres. Navigateur et aventurier passionné (au propre), volontiers à contre-courant (au figuré), mais toujours avec élégance et intégrité, pétri de talents et d'amours artistiques, Bernard Giraudeau a sombré, englouti par le cancer, qui, comme la vague, revenait inlassablement le ronger malgré sa pugnacité. C'est dans les premières heures de la matinée du samedi 17 juillet que l'acteur, réalisateur, romancier et bien plus encore, s'est éteint, vaincu, à 63 ans, par une maladie devant laquelle il a montré l'étendue de sa force de caractère. Ses deux enfants (dont la comédienne Sara Giraudeau), nés de sa relation avec Anny Duperey - qui vient de déclarer "C'était un lion, Bernard" -, et sa dernière compagne Tohra, depuis 15 ans à ses côtés, sont restés à son chevet jusqu'au bout.
Tout juste avait-il, en mai, commencé à renoncer, à passer un peu de ballast par-dessus bord, prêt à mettre les voiles, donnant quelques signes de lassitude auprès de Libération (quelques jours après de larges confidences chez Mireille Dumas) : "le problème est que les traitements lourds des chimios ont tendance à vous enlever un peu de la vie".
"Il aimait tant et tout à la fois"
Sa disparition, qui fut longtemps une menace à l'horizon, est désormais une dure réalité : face à elle, les personnalités de toutes parts partagent leur insondable émotion. Saluant notamment ses talents d'écrivain, encore consacrés en 2009 avec son Cher amour, le chef de l'Etat Nicolas Sarkozy, a tenu à souligner qu'il "se battait depuis des années courageusement contre le cancer", rappelant que "par passion du théâtre, il avait accepté de présider l'année dernière la 23e nuit des Molières" et "n'avait pas hésité à se consacrer avec beaucoup de générosité à aider les personnes atteinte de cette maladie".
Le ministre de la Culture et de la Communication Frédéric Mitterrand, pour sa part, a salué le "romancier de talent, poète du grand large, qui savait faire partager son amour de la mer", insistant sur son goût pour les voyages et les récits ou films qu'il en a tirés. Et d'ajouter : "Un grand comédien, un de ceux qui par leur personnalité, leur force, leur regard et leur voix, laissent leur marque dans notre mémoire. C'est avec une grande générosité qu'il avait voulu mettre à profit sa notoriété et donner beaucoup de son temps pour aider, encourager, donner espoir à tous les anonymes qui, comme lui, étaient ou avaient été touchés dans leur chair."
Avec une éloquente concision, Pierre Laurent (PCF) résume la détresse de tous : "Un homme qui aimait tant et tout à la fois, la littérature, le théâtre, l'amour, l'Afrique, le voyage ne pouvait être qu'un humaniste. Son combat digne contre la maladie l'a montré". Tandis que Jack Lang, retenant le rayonnement d'un "homme de lumière" et d'un "ami incomparable", rend hommage à son "engagement auprès des chercheurs et des malades", complétant : "Je n'oublie pas qu'il a été aux côtés de François Mitterrand pour lutter contre la commercialisation de la télévision et de la culture".
Un homme de désir(s) en quête d'absolu : le héros qu'il était...
Dans le milieu des arts, les paupières closes sur le regard bleu intense de Bernard Giraudeau, qui prit tant de soin à voyager, là encore, au coeur d'une filmographie sans attaches et ambigue, mettent en émoi de nombreux amis croisés le long du chemin de vie. Pour Pierre Arditi, cet ami était un héros et un idéal : "C'est un ami très cher qui vient de partir. Un homme profond, ce que l'on appelle un homme avec une grande fragilité. Il s'est battu comme un héros qu'il était. Il était exactement ce que nous devrions tous être."
Robin Renucci a, lui, mis l'accent sur le parcours de cet explorateur au long cours : "Il a commencé dans ce désir de voyage et d'inconnu. Jusqu'au bout, il était en quête d'absolu." Absolu : un mot qui revient également dans les paroles de Lambert Wilson, qui joua sous la direction de Giraudeau dans Les Caprices d'un fleuve.
Le témoignage de Michel Drucker est également poignant : "Je l'ai vu il y a quelques jours, il était une ombre, évidemment, il était d'une minceur impressionnante, mais il y avait son regard : cette force du regard, ce regard bleu, ce regard impressionnant qui a fait de lui cet acteur qu'on n'oubliera jamais. C'est un homme épatant, un homme en acier qui s'est battu jusqu'au bout (...) Il y a quelques jours il m'a dit "Tu vois, je rentre au port, comme La Jeanne d'Arc" [à bord duquel Bernard Giraudeau, formé dans la Marine nationale, fit deux campagnes et autant de tours du monde, NDLR], les hasards de la vie font que le navire-école porte-hélicoptère Jeanne d'Arc a pris sa retraite il y a quelques jours, il est rentré au port après 50 ans de bons et loyaux services. Il m'a dit "Tu vois, on rentre au port tous les deux, la boucle est bouclée"..."
Attristé par la perte de cette belle gueule du cinéma et cet acteur "lumineux" qu'il eut le plaisir de diriger (Le Grand Pardon, 1982), le cinéaste Alexandre Arcady se veut également soulagé tant l'issue était inéluctable : "On savait qu'il en avait assez de se battre contre sa maladie et je crois que c'est avec sérénité, si je puis dire, qu'il avait décidé de jeter l'éponge".
Jeter l'éponge, certes, mais avec une sorte de transcendance, que dépeint de manière bouleversante Yann Quéffelec, estimant qu'avec Giraudeau, "la fatalité avait ce visage superbe qu'il portait toujours avec infiniment de dignité et de gentillesse".
"La boucle est bouclée..."
"Je n'ai pas envie d'être une image, je suis là pour raconter des histoires", défendait avec panache Bernard Giraudeau, pour légitimer sa soif de découvertes et l'étendue de ses compositions à l'écran ou sur les planches. Des histoires, il en a légué suffisamment pour nous dépayser ou nous exalter. Mais l'image compte elle aussi : la force de son humanisme, la pénétration de son esprit, la force de son regard lui survivent d'ailleurs, véritables phares vers ce que peut être l'accomplissement d'un homme.
G.J.