Il a longtemps fui son nom. Laurent de Funès, petit-fils du légendaire Louis de Funès, a mis des années avant d’assumer pleinement l’héritage qu’il porte. Publicitaire pendant deux décennies, il a changé de vie après un drame personnel et s’est lancé sur scène. A Purepeople, il raconte les coulisses de Deux Funès, un spectacle bouleversant dans lequel il dialogue avec la mémoire de son grand-père. Il poursuit ici cette plongée personnelle en nous livrant des souvenirs inédits de celui que des générations de Français continuent d’adorer. Au fil de cette longue conversation, Laurent de Funès évoque un homme bien loin de l’hystérie comique de ses personnages : un comédien anxieux, rigoureux, habité par le doute mais aussi un grand-père "attentif" et "doux".
Purepeople : Quelle relation aviez-vous avec votre grand-père ?
Laurent de Funès : Il est mort quand j’avais 22 ans. On s’est beaucoup vus quand j’étais enfant. Puis, à partir de 1975, quand il a été malade, il a arrêté de tourner et de venir à Paris. Et là, ça s’est compliqué. Mon père Daniel s’était fâché avec sa nouvelle femme, Jeanne de Funès. C’était donc un sujet de tension. Elle ne voulait plus qu’il nous voie. Lui s’en fichait. Il nous appelait en douce. À l’époque où il travaillait, il venait nous voir, en cachette. Il nous avait installés à Nogent-sur-Marne, juste à côté des studios de Joinville où il tournait. Alors il passait à la maison, seul. C’était étrange à vivre. À 5 ans, vous ne comprenez pas pourquoi vous ne pouvez pas aller déjeuner chez vos grands-parents comme tout le monde. Jeanne, que j’appelais au début “Tante Jeanne”, voulait protéger sa famille, je peux comprendre, mais ce n’était pas la peine de faire tout ça. Ce n'était pas très sympathique.
Humainement, qui était-il ?
Quelqu’un de très attentif, très doux. Mais pas “drôle” comme dans ses films. Il ne faisait pas le clown à la maison. Il écoutait, posait des questions, s’intéressait à nous. Il ne parlait jamais de cinéma. Il voulait parler de musique, de jazz, boire un bon Chablis…
Malgré son immense succès, il doutait beaucoup ?
Énormément. C’était un très grand anxieux. Je crois qu’il n’a jamais été vraiment tranquille de toute sa vie. Les dix dernières années, qui ont été les plus belles de sa carrière, celles où il a véritablement explosé au cinéma, ont aussi été les plus éprouvantes. Il avait une pression constante sur les épaules. Il avait peur que ses films ne marchent pas. Il me téléphonait souvent après une sortie : “Alors, t’as aimé ou pas ?” Pour Rabbi Jacob, par exemple, il était persuadé que ce serait un échec. Il me disait : “Ce film n’est pas drôle.” Il n’avait jamais confiance, même au sommet.
Sur les tournages, comment cela se manifestait-il ?
Il était très exigeant. Il disait : “Si le film est raté, ce sera de ma faute.” Il ressentait ce poids, cette responsabilité. Il nous confiait souvent : “Maintenant que je suis numéro un, j’ai une pression gigantesque. Quand j’étais numéro deux, c’était plus facile.” Alors il voulait tout contrôler, chaque geste, chaque silence. Il avait un sens du jeu exceptionnel, nourri par le mime, le regard, le langage du corps. Rien n’était laissé au hasard.
Quel est le plus beau cadeau qu’il vous ait légué ?
Un jour, il m’a offert un projecteur Super 8, avec une mallette remplie de bobines de films muets. Il y avait du Chaplin, Buster Keaton, Laurel et Hardy… Il m’a dit : “Regarde ça. C’est là que tout commence.” Pour lui, c’était la base. Il avait été nourri de ce cinéma-là, celui du geste, du rythme, du silence qui parle. C’est un cadeau que j’ai gardé. Il ne m’a pas transmis des conseils ou des phrases toutes faites, mais il m’a transmis une culture, une sensibilité. Ce regard-là sur l’humour et le jeu, c’est un trésor.
Il n’a jamais été véritablement reconnu par les institutions. Vous le regrettez ?
C’est une honte. En France, on ne considère pas l’humour comme un art noble. Ce n’est pas reconnu. On récompense le social, le drame, le sombre… Mais faire rire, c’est ce qu’il y a de plus difficile. Mon grand-père l’a fait pendant des décennies, avec une précision, une exigence, une inventivité incroyables. Il n’a jamais été célébré comme il aurait dû l’être. Il n’a eu droit qu’à un César d’honneur, que lui a remis Jerry Lewis en 1980. Mais il n’a jamais eu cette reconnaissance institutionnelle. Et ça n’a pas changé depuis. Il y a toujours ce mépris implicite pour le comique. Pourtant, son œuvre est là, elle dure, elle touche des générations. C’est peut-être ça, la vraie récompense. Mais c’est injuste qu’il ait été ignoré par les professionnels alors qu’il était au sommet.
Certains ont comparé Christian Clavier à Louis de Funès. Qu’en pensez-vous ?
Je trouve que ce n’est pas très pertinent. Christian Clavier ne l’a jamais imité. Il a son propre univers, sa propre musique. Inspirée, peut-être. Mon grand-père me disait souvent : “On ne crée jamais ex nihilo.” Lui-même avait été nourri des premiers comiques… Christian Clavier s’est bien sûr inscrit à son tour dans une tradition comique à laquelle mon grand-père appartient, mais il a tracé son chemin, avec son style. Mon grand-père était unique. Inimitable. Il n’a pas de successeur, et il n’en aura pas. Ce genre de comparaison ne rend service à personne.
Louis de Funès a-t-il laissé une fortune à sa famille ?
Pas du tout. Les gens croient souvent qu’avec les rediffusions, les millions d’entrées, il a laissé un patrimoine colossal. C’est une illusion. À l’époque, il avait fait le choix de toucher de gros cachets immédiats, plutôt que des pourcentages sur les recettes ou des droits à long terme. Il n’a jamais coproduit ses films. Avec le recul, c’était une erreur stratégique, mais à l’époque, ça ne se faisait pas. Résultat : on touche aujourd’hui quelques droits d’auteur symboliques, mais c’est dérisoire.
Il menait sur la fin une vie confortable ?
Il était, dans ses années de succès, l’acteur le mieux payé de France. Mais il ne frimait pas. Il venait parfois avec de belles voitures — je me souviens d’une Jaguar notamment — mais ce n’était pas quelqu’un qui exposait sa réussite. À la fin de sa vie, il roulait en Renault. Il vivait simplement, sans extravagance. Il avait connu la misère, la vraie, celle d’après-guerre, les galères. Il savait ce que c’était que de manquer. C’était un homme de rigueur et de modestie.
Regardez-vous encore ses films ?
Non. Je les ai en tête. Je n’ai pas besoin de les revoir. Mais je comprends que les gens continuent à les regarder. Ça fait du bien. C’est un humour qui manque.
Contenu exclusif ne pouvant être repris sans la mention Purepeople
player2
player2
player2