Il y avait les lunettes noires, les costumes qui l'étaient tout autant. Dans la vie privée, il était un papa de trois enfants, issus de son union avec Béatrice Loustalan, Manon, Gaston et Ninon. Un homme discret sur sa vie, et tombé fou d'amour à 60 ans pour sa femme, Audrey Crespo-Mara, qui lui a consacré un documentaire diffusé sur TF1 trois jours après son décès. Un homme bien dont le talent et la créativité n'ont de cesse d'être loués depuis sa mort. Mais Thierry Ardisson est aussi symbole d'une époque, celle d'avant #MeToo. Et si Tout le monde en parle est aujourd'hui l'une des émissions les plus cultes du petit écran, elle est aussi pour de nombreuses personnalités féminines qui sont passées sur son plateau un souvenir peu glorieux. Lolita Pille, jeune écrivain à succès dans les années 2000, en a parlé. Dans une chronique publiée sur Le Nouvel Obs, l'autrice de Hell, en 2002, a décidé de s'exprimer sur ce sujet.
Elle s'y rappelle de ses premières invitations sur son plateau, où elle a été "sexualisée à outrance", écrivent nos confrères. Et choisit de partager son expérience, pour celles, nombreuses, qui ont été coincées dans ce scénario mis en place par le présentateur. À l'époque, le 11 mai 2002, Lolita Pille a 19 ans. Elle vient de signer un livre qui n'a pas fini de faire couler d'encre, Hell, dans lequel elle chronique la vie d'une jeune Parisienne des beaux quartiers. À la première personne, elle parle de fêtes, d'alcool, de drogue et de sexe. Il n'en faudra pas plus pour que l'écrivaine soit directement associée à son héroïne. "Je suis une pétasse. Je suis un pur produit de la Think Pink génération, mon credo : sois belle et consomme", partageait-elle dans cet ouvrage. Sur le plateau de Tout le monde en parle, elle vient défendre ce livre qu'elle a écrit à 17 ans et se prend alors des remarques dont elle se serait bien passée.
"La première fois que je suis arrivée sur le plateau de Tout le monde en parle, j’avais 19 ans, souligne Lolita Pille. [...] De cette période de ma vie, j’ai tiré un roman, Hell, écrit à la première personne, en jouant avec l’identification entre l’écrivain et le personnage. Mal m’en a pris : cette identification a été totale. En entrant sur le plateau d’Ardisson, j’ai pris une douche froide." Sur le plarteau, Lolita Pille se heurte, selon ses mots, "à des hommes pour qui ma personnalité d’écrivaine était inintelligible". "Pour eux, il était strictement impossible que j’aie écrit ce livre, qu’il ait une quelconque valeur. Pour ces hommes de médias des années 2000, j’incarnais un certain type de femme, sur laquelle toute sorte de préjugés d’une misogynie abominable allaient être projetés. Je me suis cognée à l’ambiance de mon époque, qui considérait qu’une jeune femme n’était pas un écrivain, encore moins une écrivaine, mais un objet sexuel qu’il convenait de remettre à sa place", se souvient l'autrice aujourd'hui âgée de 42 ans.
"Sur le plateau de Tout le monde en parle, nous, jeunes femmes, servions de divertissement, écrit-elle. Or, pour se divertir d’une femme, on connaît les vieilles recettes gauloises : il faut la maltraiter, l’encercler, la harceler d’une farandole de sous-entendus graveleux, la réduire au silence." Ce soir-là, Thierry Ardisson ne la ménage pas. "Pour moi, l’interview a commencé par : 'Lolita Pille, bonsoir, vous avez 19 ans, c’est votre vrai prénom, et votre père vous l’a donné non pas par perversion pour faire bander les quinquas, pas du tout, il vous l’a donné par anticléricalisme parce que ce n’était pas dans le calendrier des saints. Mais ça fait quand même de l’effet aux quinquas.'", le ton est donné. Bienvenue dans les années 2000. "Il n’y a rien qui va dans cette phrase, souligne Lolita Pille. Ardisson sous-entend tout de même que mes parents m’avaient prédestinée au trottoir en me donnant mon prénom, comme si tout dans le monde n’était qu’une réponse caressante à ses désirs. Ardisson voulait reprendre l’autorité par rapport à des personnages d’écrivains qui ne lui paraissaient pas légitimes, au regard de considérations aussi accessoires que leur identité sociale. Si vous étiez un homme bien né, que vous publiez des livres, que vous parliez de sexualité à la télé, vous n’étiez pas inquiété ensuite."
Un souvenir comme celui-ci, l'autrice n'est pas sûrement pas la seule à en avoir. Elle se rappelle avoir vu bon nombre d'actrices avoir subi le même sort. Avoir dû composer face au "scénario d’Ardisson". Leurs projets ne sont qu'en second plan derrière leur physique. Quinze ans avant #Metoo, on préfère parler de leur bouche et leurs seins. "Nous étions des femmes seules au milieu d’une meute d’hommes et nous ne décidions pas des règles du jeu. Nous avions peur de passer pour cette fille dénuée d’humour, cette rabat-joie… quand on attendait de nous l’agréable soumission des filles de joie. [...] Les émissions d’Ardisson étaient conçues comme un porno, comme un 'gang-bang' symbolique. Le spectacle a ses lois."
© BestImage, CEDRIC PERRIN / BESTIMAGE
La conclusion de cette chronique n'est pas celle que beaucoup attende. Alors que Libération publiait dès le lendemain de sa mort un papier rappelant que l'animateur était lié à bon nombre de malaises télévisés des années 80 à 2000, visant particulièrement les femmes, tournées en ridicule ou rabaissées dans ses émissions, Lolita Pille tient à rappeler l'homme qu'il était en privé, quand la caméra était coupée. "J'ai cependant le souci de rendre justice à ce mort, Thierry Ardisson. Par la suite, nous avons écrit un film ensemble. Dans le privé, c’était un homme correct, assez loyal, capable d’empathie et dont je n’ai jamais eu à me plaindre", conclut l'écrivaine.
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