Il y a quelques jours, Emily Bécaud poussait un coup de gueule sur Facebook, s’indignant que son père, Gilbert, dont on célèbre ce 24 octobre le 98ème anniversaire de la naissance, soit si peu diffusé à la radio ou à la télé. Pourquoi ce silence autour de cette légende de la chanson française, que Frank Sinatra et Elvis Presley ont pourtant chantée ? Depuis la maison familiale du Poitou-Charentes, Emily a accepté de répondre à Purepeople. Partagée entre colère et émotion, elle raconte son incompréhension face à cette absence, évoque les années de tournée passées aux côtés de ce père surnommé "Monsieur 100 000 volts", ses souvenirs d’enfance dans les coulisses et son amour intact pour cet artiste hyperactif et pour ce père si attentif, emporté le 18 décembre 2001, à 74 ans.
Purepeople : avez-vous eu des réponses depuis votre coup de gueule ?
Emily Becaud : Rien du tout. Personne ne m'a appelée ou donné rendez-vous. Mais je ne vais pas lâcher. Je veux qu’on m’explique. Je ne mords pas, je suis sympa, j’ai juste besoin d’une vraie réponse. Partout on me dit: "oui, oui, Bécaud on le passe." Mais pas du tout ! Quand je roule en voiture, que je mets la radio, je ne l'entends jamais. On passe du Aznavour, du Brel, du Brassens, tant mieux pour eux, et pour leurs proches, youpi, mais pourquoi pas Bécaud ? Mon père, c’est le premier Français mondialement connu, il a porté la langue française partout. Elvis et Sinatra ont chanté ses titres. Et malgré ça, silence radio. Moi je dis aux programmateurs, aux directeurs d'antenne : "arrêtez de m’embobiner, donnez-moi des explications, pas des excuses à deux balles".
Avez-vous tenté d’obtenir des rendez-vous avec des programmateurs de radios et de chaînes ?
Bien sûr. Personne ne me reçoit. Les journalistes sont adorables et bienveillants, ils m'aident à me faire entendre mais derrière, plus rien. Je suis joignable, je ne suis pas Britney Spears. Qu’un décideur me téléphone et me dise "voilà pourquoi". Je peux monter à Paris, boire un café, aucun souci. Je veux juste une réponse.
Vous semblez excédée...
Evidemment, mais à la base, ce cri du coeur, ce sont les fans de Bécaud qui le poussent et qui me demandent pourquoi on ne l'entend pas. Moi je ne suis pas fâchée contre les gens des chaînes. Je suis fâchée contre l’absence de réponse. J’ai l’impression qu’on me prend pour une idiote.
Avez-vous des hypothèses sur ce silence autour de son œuvre ?
C'est un fait, les affaires de mon père ont été mal gérées par le passé, ok. Mais aujourd’hui, c’est moi qui gère. Heureusement, certains sont là. Quand j’appelle France 3, ils répondent présent: on a fait des documentaires, des émissions. Donc non, tout n’est pas bloqué. Mais ailleurs, ça bugge. Tout le monde est content quand on me voit… puis ça retombe.
Voyez-vous des relais du côté des artistes d’aujourd’hui ?
Tout est envisageable tant que le droit moral est respecté. Moi, je ne demande que ça. "Chantez du Bécaud, allez-y, foncez". Il y a des tournées, des concerts, des reprises. Anne Sila l'a repris dans The Voice et a cartonné; c’est la preuve que ça touche encore.
Ce combat, vous le menez en son nom ?
Absolument. Moi, je n'ai pas besoin de la lumière. (Emily est pourtant une talentueuse artiste elle aussi NDR) Je vis à la campagne, j’ai mes enfants, mes animaux, du boulot à la maison. Je le fais pour lui. Quand je viens à Paris, c’est pour le représenter, parce qu’il ne peut plus être là.
Quels sont vos tout premiers souvenirs de scène à ses côtés ?
Mes premiers pas, littéralement, c’était sur scène. Je me suis échappée des bras de maman et je l’ai rejoint dans la lumière. Après, on m’a mis des barrières… jusqu’au jour où j’ai compris qu’on pouvait passer par la salle ! Il m’a alors mis en garde : "quand je suis en costume, tu ne montes pas". J’ai compris. Ma première chanson avec lui, j’avais 5 ans et demi.
Vous avez été sa régisseuse pendant onze ans: à quoi ressemblait votre vie alors à ses côtés ?
Onze années folles. On a tout fait sauf l’Asie. Avion, bagnole, avion, bagnole. Des théâtres par dizaines. Mon père, c’était Monsieur 100 000 volts tous les soirs. Moi, j’étais épuisée, mais bluffée. Parfois on prenait deux avions par jour, on montait, on démontait, on enchaînait. J’étais régisseuse, et je chantais aussi, je montais sur scène quelques minutes et je redevenais régisseuse à nouveau. J'étais à la fois sa fille, son employée, son infirmière, sa psy, un vrai couteau suisse. On était 18 quand l’équipe était au complet. Et j’étais la seule nana.
Comment récupérait-il, avec une telle dépense d’énergie ?
Plus vite qu'un IPhone. Il posait la tête sur la table, dix secondes après il dormait. Vingt minutes plus tard, il se réveillait comme s’il avait fait dix heures. Dans l’avion, il dormait avant le décollage. Ça me rendait dingue parce que moi, je n’y arrivais pas.
Après les concerts, c’était dodo ou "troisième mi-temps" ?
Toujours une "troisième mi-temps". D’abord un débrief avec papa, l’ingé lumière et l’ingé son. Puis avec les techniciens. Puis Papa appelait maman. Et le lendemain on remettait ça. Aujourd’hui je déteste l’avion: j’en ai trop pris.
Quel prix la vie d’artiste a-t-elle eu, côté famille ?
Être une star, ça a un prix. Comme un papa camionneur: un papa chanteur ne rentre pas le soir pour dîner. Mais quand j'étais enfant mon père nous appelait tous les soirs avant qu’on se couche. Il nous demandait comment s'était passée l’école, le sport, les devoirs… Dix minutes après, il montait sur scène au Japon.
Comment vous a-t-il élevée ?
Il voulait que je sache me débrouiller: conduire (j’ai commencé à 7 ans), monter à cheval, piloter des avions, j'ai donc pris des cours d’aviation. On a grandi à la campagne, on partait faire du vélo sans casque et évidemment sans portable, il fallait être autonomes. On a déménagé en le Poitou-Charentes quand j’avais trois ans. Et j'y suis encore. Je vous parle depuis la terrasse. Le soir, on entend les daims qui brament. Chez nous, c'est ambiance Jurassic Park. (Rires)
Comment va votre mère, Kitty ?
Super bien. 83 ans, la grande forme. Elle marche des kilomètres, elle conduit, réflexes nickel. J’ai une chance folle.
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Et la fratrie, l’héritage, le droit moral ?
Tout s'est toujours bien passé entre nous. On était tous logés à la même enseigne, donc pas de jaloux. Le droit moral, c'est moi qui l'ai désormais. Les soucis d’hier, c’était la gestion des œuvres mais c'est du passé. (NDR : Notamment depuis le décès de Gaya, le frère d'Emily).
Vous avez récemment évoqué le Panthéon de la chanson française pour votre père...
Mais bien sûr. Il a fait la Résistance, il a des médailles, la légion d’honneur, il a diffusé notre langue dans le monde. Et on l’oublie. Ses textes, c’est du vrai français, avec des sous-entendus. Des mélodies de ouf, mondialement connues. Je t’appartiens (Let It Be Me), c’est un standard aux États-Unis et en Angleterre. Parfois j’ai l’impression d’être la seule en France à me rendre compte qu’il est mondialement connu. C’est injuste.
Quel est votre plus grand regret depuis qu'il n'est plus là ?
J'aurais tant aimé qu'il rencontre mes enfants...
Quelle chanson de lui vous touche le plus ?
C'est une chanson trop émouvante que je ne peux pas écouter. Faut faire avec Il l’a écrite à la fin de sa vie. Il se savait malade. Elle parle de moi enceinte de mon fils, du nouveau siècle. Ce n’est pas ma préférée parce qu’elle me renvoie à sa maladie, elle est trop intime, trop vraie. Si c’était un autre chanteur qui l'avait écrite, je dirais "il a été couillu d’écrire ça" Mais là, c’était mon père…
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